Chapitre 10
En sortant de chez Raphaël, j'étais passée à la maison pour prendre quelques affaires pour Léo puis j'étais partie directement chez Bruce. Protéger ma fille avait toujours été ma priorité. Et je savais que le loup-garou en ferait aussi la sienne. Il avait déjà failli mourir en tentant de la défendre lorsqu'elle avait été enlevée deux mois plus tôt. Mais je n'étais tout de même pas très rassurée. Bruce avait beau être plus fort et plus puissant que la plupart des lycanthropes et des métamorphes, il ne pourrait pas lutter contre une horde de vampires déchaînés. En tout cas, pas de cet acabit. Évidemment, je pouvais toujours envisager une autre solution et faire discrètement quitter la ville à Leonora mais ça aurait été encore plus risqué. Les espions du Mortefilis n'étaient pas de ceux qu'on peut leurrer et j'étais persuadée que s'ils n'avaient pas encore tenté de s'emparer d'elle, c'était uniquement à cause de Raphaël. Il était le seul à pouvoir réellement la protéger, le seul à avoir le pouvoir suffisant pour faire face à la fois au Mortefilis et à Michael. Et il irait probablement jusqu'à sacrifier sa vie s'il le fallait. Il le ferait non parce qu'elle était ma fille, mais parce qu'il existait un lien incroyablement fort entre eux. Un lien encore plus étroit que celui qui unit un père à son enfant. L'union de sang. Et que j'en connaissais les effets.
— C'est moi, dis-je, en appuyant sur l'interphone et en fixant la caméra.
Bruce vivait sur Pearl Street, dans un immeuble de grand standing à l'architecture incroyablement moderne. Son appartement occupait tout le troisième étage et avait été décoré par un designer en vogue, bref, ce n'était pas dans ce genre de cadre qu'évoluait habituellement un ex-barman de boîte de nuit (certains y parvenaient, mais leurs ressources n'étaient généralement pas légales). Je ne soupçonnais pas Bruce de s'adonner à un juteux trafic de drogue, mais j'avais dans l'idée que son train de vie, ses montres, ses vêtements, sa voiture provenaient plus de la fortune extravagante de son milliardaire de père, que de son maigre salaire.
— Tu n'as pas tes clés ?
Il m'avait donné un trousseau lorsqu'il nous avait hébergées, Léo et moi, et avait catégoriquement refusé que je le lui rende après notre départ. Il voulait que nous puissions nous réfugier chez lui à toute heure du jour et de la nuit.
— Non. Je les ai oubliées à la maison.
La porte s'ouvrit aussitôt et je grimpai dans l'ascenseur.
Bruce m'attendait sur le palier. Il était torse nu, pieds nus et portait un simple jean.
— Qu'est-ce que tu fais dans cette tenue ?
— J'ai chaud et je ne comptais pas sortir. Ça te dérange ? Je peux enfiler quelque chose si tu veux.
Ses pectoraux étaient magnifiquement développés et ses abdominaux très bien dessinés. Il dégageait une sensation de puissance et de virilité que je trouvais très agréable à contempler.
— Non. Laisse tomber. T'as raison, il fait une chaleur à crever.
— Tu peux te mettre en petite tenue, si tu le souhaites, je n'y verrais pas d'inconvénient, fit-il d'un ton taquin pendant que j'entrai dans l'appartement.
-— Bruce, même si nous étions à poil tous les deux sur une île déserte, il ne se passerait rien, il faudra te faire à cette idée.
— Et le pire, c'est que tu le penses vraiment, fit-il en grimaçant.
— Eh oui... où est ma fille ?
-— Où veux-tu qu'elle soit ? Devant les jeux vidéo. Elle est incroyable ! Elle est si rapide qu'elle les termine en un rien de temps.
Pas étonnant avec les yeux, la célérité et les réflexes d'un vampire...
Je traversai le salon et me dirigeai vers la pièce insonorisée que Bruce avait entièrement dédiée au cinéma et qu'il avait équipée d'un rétroprojecteur et d'un millier de DVD.
Leonora se tenait là, debout, des lunettes étranges sur le visage, à la Robocop, et évoluait dans un monde en 3D.
— J'ai fait une petite folie, dit Bruce en souriant.
-— C'est ce que je vois, fis-je en levant les yeux au ciel.
— Léo !
Le corps de ma fille pivota dans ma direction.
— Maman ! cria-t-elle en ôtant son matériel high-tech. Tu as vu ce que Bruce m'a acheté ! Génial, non ?
— Génial. Et tu vas pouvoir en profiter, ma puce. J'ai ramené quelques affaires pour toi. Tu vas rester ici quelque temps.
Elle s'avança vers moi, l'air soudain un peu inquiet.
— Il y a un problème ?
— Disons que j'ai besoin d'avoir les mains libres et que je risque de devoir passer la plupart de mes nuits dehors.
— C'est à cause de la fille assassinée ?
— Oui, mentis-je.
Bruce me dévisageait d'un air perplexe.
— Super, je vais rester avec toi ! exulta-t-elle en sautant dans les bras de Bruce.
— Super. Et je fais comment avec le club ? demanda-t-il.
Bruce était gérant du Brooklyn, une des deux boîtes de nuit de Raphaël.
— Je me suis déjà occupée de ça. Tu es officiellement en vacances pour la semaine. Ton patron est d'accord.
— Ça, je n'en doute pas, dit-il d'un ton sarcastique.
— J'ai ramené de la nourriture pour Leo. C'est dans le sac que j'ai laissé dans l'entrée.
— C'est idiot, j'ai déjà fait le plein. Le frigo déborde.
— Euh... ma chérie, peux-tu terminer ta partie de jeu tranquillement ? Je dois parler à Bruce.
Une lueur de compréhension passa dans ses magnifiques yeux verts. Elle hocha la tête et remit immédiatement son casque.
— Viens dans la cuisine, je vais t'expliquer.
Je récupérai au passage mon sac spécial « produits frais » et le suivis à l'autre bout de l'appartement.
— Si tu me disais ce qu'il se passe, fit-il en s'appuyant contre un placard.
Je sortis plusieurs pochettes de sang et ouvris le réfrigérateur. Bruce n'avait pas menti, il était plein à ras bord.
— Qu'est-ce que tu fais ? Qu'est-ce que c'est que ça ? s'étonna-t-il en attrapant l'une des pochettes.
— Des réserves pour ma fille.
— Elle est hémophile ?
— Non. Elle en a besoin pour se nourrir. C'est tout récent, mais...
— Qu'est-ce que tu racontes ?
Je soupirai.
— Écoute, nous t'avons caché certaines choses, Beth et moi.
— Vas-y, balance, dit-il en s'appuyant contre l'un des placards.
— Je suppose que tu as remarqué que Leonora a des talents particuliers ?
— Tu parles d'un scoop, bien sûr que je l'avais remarqué, dit-il avec une pointe d'ironie.
Leonora avait su garder le secret et cacher sa vraie nature. Mais vu les changements incroyables qu'elle subissait, Bruce n'aurait pas tardé à découvrir le pot-aux-roses de toute façon.
— Alors, voilà : Leonora est une hybride. Son père est un vampire, fis-je à toute vitesse.
Bruce avait pâli sous son bronzage et j'avais l'impression que ses yeux allaient sortir de leurs orbites.
— Mais... mais ce n'est pas possible. Les vampires ne peuvent pas...
— Eh bien avec moi, ils peuvent. Et c'est tout le problème.
Il me fixa et déglutit.
— Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?
— Ça aurait été trop dangereux.
— Alors pourquoi me le dire aujourd'hui ?
— On se fréquente un peu trop pour que tu ne remarques pas ses crocs. Et puis il y a un imprévu.
— Du genre ?
— Son père va débarquer.
— Et?
— Il ignore son existence et j'aimerais que ça continue ainsi.
— Donc, tu as décidé de planquer ta fille chez moi ?
Je hochai la tête.
— Qu'est-ce qu'il vient foutre ici ?
— Il vient pour moi. Il a appris où je me trouvais et veut me récupérer.
— Je ne comprends pas. S'il ne sait pas pour Léo, je suppose que ça fait longtemps qu'il ne t'a pas vue. Alors pourquoi maintenant ?
— Il m'a crue morte et vient de découvrir que ce n'était pas le cas.
— Aïe.
— Comme tu dis. C'est quelqu'un de très dangereux et de déterminé.
— Et tu ne pourrais pas... tout simplement... dit-il, sans oser terminer sa phrase.
— Le tuer ?
Il acquiesça en silence.
— Il s'agit de Michael, le Consiliere de l'ancien continent, l'équivalent du Mortefilis en Europe.
Il eut un sourire en coin.
— Je ne voudrais pas critiquer, mais je ne suis pas certain que tu saches choisir correctement tes mecs.
— Moi non plus.
— Qu'en pense Raphaël ?
— Il m'a officiellement déclarée comme sa compagne et attend Michael de pied ferme.
Il plissa les yeux.
— Ça va être un combat de Titans.
— J'espère bien pouvoir l'éviter. Mais pour ça, je vais devoir me comporter aux yeux de tous comme la femme de Raphaël et donc emménager quelques jours chez lui.
— Oh ! oh ! fit-il en passant sa main sur son visage comme si une catastrophe imminente était sur le point d'arriver.
— Je sais ce que tu penses, mais crois-moi, on n'a pas la tête à ça.
— Chaque fois que je vous regarde, Raphaël et toi, il y a tellement de tension sexuelle entre vous que je saute sur la première pétasse venue pour me calmer, dors, ne me dis pas que ça ne va pas être compliqué !
— Je ne coucherai pas avec lui. Je ne veux pas lui donner plus d'influence sur moi qu'il n'en a déjà. Je veux rester libre, Bruce.
— Et tu penses que c'est le cas parce que tu n'es pas sa maîtresse ? Ouvre les yeux, Rebecca, tu as même oublié que c'était un vampire !
Là, il marquait un point. Je ne considérais pas Raphaël de cette façon. Avec lui, mes instincts de chasseuse étaient en berne.
— Et en quoi ça te dérange ?
— Tu ne sais rien sur lui. Tu n'as aucune idée de ce qu'il est.
Il soupira.
— Si tu savais combien j'aimerais que tu consultes nos archives à son sujet !
La meute répertoriait depuis des siècles, tout comme Tom Cohen, des informations sur leurs ennemis. Et Raphaël était au sommet de leur liste noire.
— Je ne peux pas y avoir accès.
— Non. Mais moi je peux, dit-il d'une voix ferme. Elles ne remontent qu'à un millier d'années mais crois- moi, c'est nettement suffisant. Je pourrais en photocopier certaines.
Si Bruce était surpris à dérober des archives, il serait condamné immédiatement pour haute trahison.
— Où se trouvent-elles ?
— Je ne peux pas te le dire.
— Et toi, pourquoi es-tu autorisé à les consulter ?
— Ça non plus, je ne peux pas te le dire.
J'avais eu la surprise d'apprendre quelque temps plus tôt que le père de Bruce et Raphaël avaient passé un marché et que c'était le vampire qui lui avait fourni un job dans son autre club destiné aux humains, le Brooklyn.
— Qu'est-ce qu'il y a au juste, entre ton père et Raphaël ? Pourquoi es-tu venu ici, sur son territoire si tu le détestes tellement ?
— Je n'ai pas le droit d'en parler.
— Décidément, tu n'es pas très coopératif, aujourd'hui.
— J'ai mes raisons.
— Et moi les miennes en ce qui concerne ma relation avec Raphaël, dis-je d'une voix glaciale.
Il détourna son visage et se mit à fixer le sol d'un air buté.
— Je suppose que oui.
Mon portable se mit à sonner et je décrochai immédiatement en voyant le numéro s'afficher.
— Tom?
— Oui Rebecca.
— Alors?
— J'ai la liste des démons qui ont demandé à séjourner sur notre territoire ces deux dernières semaines, ainsi que leurs adresses. Vous pouvez venir la chercher. Mais je connais certains d'entre eux, et aucun ne semble correspondre au profil de votre agresseur.
— Que se passerait-il si un démon décidait de s'installer sans autorisation ?
— Ce serait possible mais peu probable. Baetan n'est pas un chef de clan très compréhensif. Il prendrait ça pour une provocation et l'éliminerait aussitôt.
Baetan était un véritable psychopathe mais il avait de sacrés bons côtés parfois...
— C'est déjà arrivé ?
— Oui. Une fois ou deux.
— Mark m'a dit qu'il était capable de repérer l'aura de l'un des siens à des kilomètres, est-ce le cas pour Baetan et pour vous ?
— Généralement oui. Mais certains parmi les nôtres ont la capacité de brouiller nos sens, de cacher leur présence.
Tout comme moi. Mais ce n'était pas bon signe. Seul un démon extrêmement puissant était capable d'échapper au radar de Baetan.
— Et si je voulais les trouver malgré tout ?
— C'est vous la Vikaris, pas moi.
Évidemment, vu sous cet angle... L'ennui, c'était que je ne pouvais pas invoquer de démon sans procéder à un rituel et que je n'avais pas la puissance nécessaire pour le faire seule.
— Mais je vais tout de même continuer à me renseigner, ajouta-t-il.
— Merci Tom. Au fait, visez plutôt un duo. Un lycanthrope et un démon, qui se trimballeraient ensemble.
— C'est entendu. À bientôt.
— À bientôt, Tom.
Quand je raccrochai, je croisai le regard hanté de Bruce.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Tu es allé voir Tom Cohen et tu lui as demandé de t'aider ?
— Oui. Je crois que le loup qui a agressé Myriam n'était pas seul et que son complice était un démon.
— Et tu as trouvé ça comment ?
— Un peu de raison, de magie et d'intuition.
— Et c'est tout ? remarqua-t-il d'un ton amer.
— C'est déjà pas mal, me défendis-je.
— Il va falloir plus que tes « intuitions » pour arrêter cette bête, crois-moi, fit-il en quittant brusquement la cuisine.
— Qu'est-ce qu'il te prend tout à coup ?
— Rien. Rien du tout.
— Qu'est-ce que tu me caches, Bruce ? Pourquoi as-tu voulu absolument partir tout à l'heure, au lieu de rester avec le reste de la meute ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles. Tu avais besoin de quelqu'un pour garder Léo, je me suis proposé Point final. De toute façon, je n'aurais été d'aucune utilité là-bas, dit-il d'un ton cinglant.
— Ce n'était pas l'avis de Beth.
— Beth est une chieuse !
Je ne pus m'empêcher de sourire.
— C'est vrai. Mais avoue que ta réaction est un peu étrange. Tu connaissais bien Myriam ?
— Tu veux jouer au flic avec moi ?
— Je suis un Assayim. C'est mon boulot de poser des questions.
— Va te faire foutre, Rebecca !
Je ne me rendis compte que je venais de le gifler que lorsque je vis sa joue cramoisie et ma main coincée en l'air, dans la sienne.
Il m'attira si près de lui que je pouvais compter chaque battement de son cœur.
— Je suis désolé. Mais ne fais pas ça... s'il te plaît. Pas avec moi, murmura-t-il en collant son front contre le mien.
Bruce n'était pas d'une taille impressionnante, mais il dégageait une telle impression de puissance que j'avais la sensation d'être face à une montagne.
— Maman ? Bruce ? fit soudain une voix derrière nous.
— Oui ma puce ? répondis-je, toujours coincée dans ses bras.
— Qu'est-ce que vous faites ? demanda Léo, visiblement surprise.
— Ta mère joue au méchant policier et moi au témoin récalcitrant, fit Bruce en repoussant mes cheveux de mon visage.
Puis il s'écarta et me sourit.
— J'y ai souvent joué quand j'étais plus jeune, mais je n'imaginais pas y jouer un jour avec la femme que j'aime.
— Ah ? Parce que tu aimes maman ?
— Beaucoup. Tout comme toi, ma jolie, fit-il en bondissant vers elle et en la faisant tournoyer.
Elle se mit à rire et retrouva tout à coup des expressions enfantines que je croyais perdues à jamais.
La scène aurait pu être touchante si je ne sentais pas que Bruce essayait par tous les moyens de détourner mon attention et de me faire oublier toutes les questions que j'avais envie de lui poser.
— Je dois y aller, soyez sages tous les deux. Bruce, elle ne doit pas se coucher après 22 heures.
— C'est entendu, fit-il.
Puis je me hissai sur la pointe des pieds et murmurai à son oreille.
— Ne crois pas que tu y échapperas. Nous allons avoir une discussion très sérieuse, toi et moi.
— Mon cœur, je suis toujours très sérieux en ce qui te concerne, répondit-il en plongeant son regard dans le mien.
Je levai les yeux au ciel puis quittai l'appartement mi-furieuse, mi-amusée. Je le connaissais suffisamment maintenant pour savoir que je ne parviendrai pas à le faire parler. Sa gaieté, sa joie de vivre, ses plaisanteries, sa légèreté cachaient une nature profondément volontaire. Il était aussi tenace qu'intelligent. Mais je n'étais pas sans ressource et si je ne pouvais décemment pas appliquer sur lui mes méthodes habituelles, la torture et la menace, il me restait quelques options comme le chantage affectif ou la séduction. Elles ne faisaient pas partie de ma panoplie habituelle, mais contrairement aux autres Vikaris qui n'avaient jamais réellement vécu dans le monde extérieur, je ne me limitais pas au combat ou aux assassinats. Je savais m'adapter.